L'Édito de Célie Pauthe
En cette année 2017 où nous fêtons les 70 ans de la création des premiers Centres dramatiques nationaux, l’urgence est grande à nous souvenir de l’héritage qui nous est confié. Bien plus qu’une célébration, cet anniversaire nous rappelle combien la décentralisation théâtrale et la démocratisation culturelle sont inachevées et infiniment perfectibles, face à une société que les dernières élections nous ont confirmée plus segmentée que jamais, ressemblant à un collage de blocs, sociaux, géographiques, de plus en plus étanches les uns aux autres. La tâche est immense, peut même parfois paraître décourageante, mais elle est aussi tellement joyeuse lorsque l’on sent, à travers les actions menées, humblement et opiniâtrement, que quelque chose parvient à se faufiler hors des cadres, à bouger, à se déplacer.
Au moment où j’écris ces lignes, une semaine particulièrement intense se déroule au CDN et hors de ses murs : une partie du groupe d’ « Une saison en partage », jeunes gens issus des quartiers prioritaires de Besançon, ayant été invités à suivre tous les spectacles de la saison et à animer les rencontres publiques avec les artistes, inventent, sous le regard d’Armel Veilhan, une proposition théâtrale dont ils sont les acteurs et à travers laquelle ils nous racontent leur perception des spectacles qu’ils ont découverts ; parallèlement, à la Maison d’arrêt de Besançon, Marie Fortuit et Hakim Romatif partagent avec un groupe de détenus leur passion footballistique, et les invitent à rejouer collectivement leurs souvenirs d’enfance et d’adolescence liés, de près ou de loin, au ballon rond ; dans le même temps, Violaine Schwartz, auteure associée, prépare avec les étudiants du DEUST théâtre de l’Université Bourgogne Franche-Comté, une lecture des textes qu’elle a écrit d’après des témoignages de réfugiés vivant aujourd’hui à Besançon et à Mouthe, et qui donnera lieu, la saison prochaine, à un spectacle « buissonnier » et gratuit, intitulé Je suis d’ailleurs et d’ici, pouvant être joué partout.
C’est à travers le regard neuf des jeunes gens d’« Une saison en partage », qu’il me semble urgent et gai de réentendre, au cours de la saison prochaine, ce que Racine avec Bérénice a encore à nous dire de l’amour radical, de l’exil, de la diaspora, de ce qui reste quand on a tout perdu ; combien le rire de Molière, orchestré par Jean-Pierre Vincent, résonne encore à nos oreilles devant le destin tragi-comique du pauvre Dandin cherchant à échapper à sa classe ; ou encore ce qui, selon Guillaume Delaveau, enflamme la passion de Gustave Flaubert pour son humble servante Félicité, rivalisant à ses yeux de dévotion avec les plus grands saints. Urgent et gai, oui, de découvrir comment Matthias Langhoff recrée pour la deuxième fois La Mission, de Heiner Müller, avec de jeunes acteurs boliviens issus d’une école de théâtre implantée dans un quartier défavorisé de Santa Cruz ; ou encore comment Caroline Guiela Nguyen invente, avec des comédiens vietnamiens et français, des récits à fleur de peau, entre la France d’aujourd’hui et la Saïgon de 1956. Urgent et gai, entre autres surprises et belles retrouvailles à découvrir dans les pages qui suivent, de rencontrer l’excitation païenne et transgressive que confère le plaisir de 7 patauger dans La Vase concrète et poétique de Pierre Meunier, ou d’apprendre, avec Anne Monfort et Mathieu Riboulet, les joies et vertus de la désobéissance civile.
La première mission qui nous est confiée, celle d’inventer, au plateau, le théâtre d’aujourd’hui et de demain, est intimement liée à la part immergée, souvent invisible, de l’activité du CDN. S’il est vrai qu’un spectacle ne s’achève et ne trouve son sens qu’à travers le regard de celle ou celui qui le reçoit, s’il est vrai que chaque pièce, comme le dit l’historien de la culture Stephen Greenblatt, « charrie des charges d’énergie sociale sur la scène » et que « la scène, de son côté, transforme cette énergie et la renvoie au public », alors notre autre première mission, en cette date anniversaire de la décentralisation théâtrale, est bien, sans relâche, de continuer à oeuvrer pour ouvrir grand les portes, inventer de nouvelles passerelles, provoquer de nouvelles rencontres.
Célie Pauthe